II
La marronneuse

 

Peggy s’éveilla ce matin-là en rêvant d’Alvin Miller, un rêve qui lui mettait au cœur toutes sortes d’envies atroces. Elle voulait à la fois fuir à toutes jambes le jeune garçon et rester l’attendre, oublier qu’elle le connaissait et veiller encore sur lui.

Allongée sur son lit, les yeux mi-clos, elle suivait la lumière grise de l’aube qui s’insinuait peu à peu dans la mansarde où elle dormait. Je tiens quelque chose dans mes mains, remarqua-t-elle. Elle serrait si fort les coins de l’objet qu’en relâchant son étreinte elle eut mal aux paumes comme après une piqûre. Mais elle n’avait pas été piquée. Il s’agissait seulement de la boîte où elle conservait la coiffe de naissance d’Alvin. À moins, songea Peggy, à moins que je ne me sois réellement fait piquer, bien profond, et que je ne sente que maintenant la douleur.

Peggy voulait jeter la boîte le plus loin possible d’elle, l’enterrer et oublier où, la couler au fond de l’eau et empiler des cailloux par-dessus pour l’empêcher de remonter à la surface.

Oh, je n’y pense pas sérieusement, se dit-elle, je m’en veux d’avoir des idées pareilles, je m’en veux vraiment, mais maintenant le voilà qui arrive, après toutes ces années il s’en vient à Hatrack et il ne sera pas le petit garçon que j’ai vu sur tous ses chemins d’avenir, il ne sera pas l’homme que je le vois devenir. Non, ce n’est encore qu’un enfant, il n’a que onze ans. Possible qu’il ait assez vécu pour avoir en lui quelque chose d’un homme – des gens cinq fois plus âgés n’ont pas connu tant de chagrins ni de souffrances que lui –, mais ce sera tout de même un gamin de onze ans qui entrera au village.

Et je ne tiens pas à voir un Alvin de onze ans débarquer ici. Il va me chercher, c’est sûr. Il sait qui je suis, même s’il n’avait que deux semaines quand il est parti de chez nous autres. Il sait que j’ai vu son avenir le jour où il est né, un jour sombre où il pleuvait, alors il va s’amener et me dire : « Peggy, je connais que tu es une torche et je connais que tu as écrit dans le livre de Mot-pour-mot que je dois devenir un Faiseur. Alors dis-moi en quoi ça consiste. » Peggy était déjà au courant de sa requête et de toutes les manières possibles qu’il déciderait de la présenter ; n’avait-elle pas assisté à la scène des centaines, des milliers de fois ? Alors elle lui apprendrait, il deviendrait un grand homme, un vrai Faiseur, et puis…

Et puis un jour, quand il sera un beau garçon de vingt et un ans et moi une vieille fille mauvaise langue de vingt-six, il se sentira si reconnaissant envers moi, si obligé, que son devoir lui commandera de me proposer le mariage. Et moi, éperdue d’amour, la tête pleine des rêves de ce qu’il accomplira et de ce que deviendra notre couple, je dirai oui, je l’encombrerai d’une femme qu’il aurait préféré ne pas devoir épouser, et ses yeux s’attarderont avec envie sur d’autres filles tout au long des jours que nous vivrons ensemble…

Peggy aurait aimé, oh, tellement aimé ! ignorer que les choses se passeraient ainsi. Mais voilà, Peggy était une torche, la torche la plus puissante dont elle avait jamais entendu parler, plus forte même que les gens des environs de Hatrack ne le soupçonnaient.

Elle s’assit dans son lit ; elle ne jeta pas la boîte, elle ne la cacha pas, ne la brisa pas, ne l’enterra pas. Elle l’ouvrit. À l’intérieur reposait le dernier morceau de la coiffe de naissance d’Alvin, sec et blanc comme de la cendre de papier dans un âtre froid. Onze ans plus tôt, lorsque la maman de Peggy avait fait office de sage-femme pour tirer le bébé Alvin hors du puits de la vie et qu’il cherchait à inhaler des goulées d’air humide dans l’auberge de papa, à Hatrack River, Peggy lui avait décollé la coiffe fine et sanguinolente de la figure pour lui permettre de respirer. Alvin, le septième fils d’un septième fils, et le treizième enfant… Peggy avait tout de suite vu ce que seraient les chemins de son existence. La mort, voilà vers quoi il se dirigeait, la mort par une centaine d’accidents différents dans un monde qu’on aurait dit acharné à le perdre, depuis avant sa naissance.

Elle était ’tite Peggy à l’époque, une fillette de cinq ans, mais on faisait appel à son talent de torche depuis deux ans déjà, et jusqu’alors elle n’avait encore jamais vu chez un nouveau-né autant de routes menant à la mort. Peggy avait exploré tous les chemins de l’avenir d’Alvin et sur le nombre n’en avait trouvé qu’un seul où il vivait jusqu’à l’âge d’homme.

Mais à la condition qu’elle conserve cette coiffe et qu’elle veille sur lui de loin ; aussi, à chaque fois qu’elle avait vu la mort s’approcher d’Alvin pour l’emporter, elle avait eu recours à la membrane. Elle en prenait juste un petit bout qu’elle émiettait entre ses doigts et murmurait ce qui devait arriver ; elle le voyait en esprit. Et les choses se passaient tout comme elle l’avait dit. Ne l’avait-elle pas empêché de se noyer ? Sauvé d’un bison qui se vautrait dans la boue ? Retenu de glisser d’un toit ? Elle avait même un jour fendu une poutre faîtière qui tombait d’au moins cinquante pieds de haut et allait l’écraser sur le plancher d’une église en construction ; elle avait fendu le madrier en deux propre et net, si bien qu’il s’était abattu de part et d’autre du gamin en lui laissant juste la place de se tenir au milieu. Et des centaines d’autres fois où elle était intervenue si tôt que personne n’avait jamais deviné qu’il avait échappé à la mort, même ces fois-là, elle s’était servie de la coiffe.

Comment est-ce que ça marchait ? Elle n’en savait trop rien. Sauf qu’elle utilisait le propre pouvoir d’Alvin, son don inné. Au fil des ans il s’était suffisamment familiarisé avec son talent pour fabriquer des objets, les modeler, les consolider et les fragmenter. Cette dernière année, pris dans les guerres entre les hommes rouges et les Blancs, il avait fini par se charger lui-même de sauver sa vie, aussi n’avait-elle plus guère eu besoin d’intervenir. Une bonne chose, en fait. Il ne restait pas lourd de la coiffe.

Peggy referma la boîte. Je ne veux pas le voir, songea-t-elle. Je ne veux plus rien savoir de lui.

Mais ses doigts relevèrent aussitôt le couvercle parce que, bien sûr, il fallait qu’elle sache. Il lui semblait avoir vécu la moitié de sa vie à palper cette coiffe pour chercher la flamme de vie d’Alvin très loin là-bas, au nord-ouest, du côté de la Wobbish, dans la ville de Vigor Church, pour voir comment il se portait, pour suivre les chemins de son avenir et savoir quels dangers l’attendaient en embuscade. Et quand elle était certaine de sa sécurité, elle regardait plus avant dans le futur et elle le voyait revenir un jour à Hatrack River, où il était né ; il revenait, il la regardait dans les yeux et disait : « C’est toi qui m’as tout le temps sauvé, qui as reconnu en moi un Faiseur avant que personne n’imagine pareille chose possible. » Puis elle le suivrait tandis qu’il explorerait toute l’étendue de son pouvoir, apprendrait la tâche qu’il devait accomplir, la cité de cristal qu’il devait bâtir ; elle le voyait lui faire des enfants, toucher les nourrissons qu’elle tiendrait dans ses bras ; elle voyait ceux qu’ils mettraient en terre et ceux qui vivraient ; et enfin elle le voyait…

Des larmes roulèrent sur ses joues. Je ne veux pas savoir, dit-elle. Je ne veux pas connaître les routes de l’avenir. Les autres filles peuvent rêver d’amour, des joies du mariage, d’être mères de bébés forts et en bonne santé ; mais tous mes rêves renferment la peur, la douleur et la mort aussi, parce qu’ils reflètent la réalité ; personne ne pourrait en savoir autant et garder encore de l’espoir au cœur.

Pourtant Peggy espérait quand même. Eh oui, c’est comme ça. Elle s’accrochait encore à une espèce d’espoir éperdu, car même informée des événements appelés à se produire dans une vie, elle avait malgré tout des aperçus, des visions claires de certains jours, de certaines heures, de certains brefs moments de si grand bonheur qu’ils valaient la peine qu’on souffre pour les connaître.

Malheureusement, ces aperçus étaient si rares et si courts dans l’ensemble des avenirs d’Alvin qu’elle ne trouvait pas de chemin qui y menait. Tous ceux qu’elle trouvait facilement, les bien tracés, les plus à même de se réaliser, tous conduisaient à son mariage avec Alvin, un mariage sans amour, par gratitude et par devoir… un mariage pitoyable. Comme l’histoire de Lia dans la Bible, que son beau mari Jacob détestait, et pourtant elle l’aimait tendrement, elle lui avait donné plus d’enfants que ses autres épouses et serait morte pour lui s’il l’avait seulement demandé.

C’est un méchant tour que Dieu a joué aux femmes, songea Peggy : elles soupirent après un mari et des enfants et finissent par mener une existence de sacrifice, de chagrin et de souffrance. Le péché d’Ève était-il si terrible pour que Dieu nous frappe toutes de cette monstrueuse malédiction ? « Dans la peine tu enfanteras des fils, avait dit le Dieu Tout-Puissant et Miséricordieux. Ta convoitise te poussera vers ton mari, et lui dominera sur toi. »

Voilà ce qui la brûlait intérieurement : la convoitise de son mari. Même s’il ne s’agissait que d’un jeune garçon de onze ans à la recherche, non pas d’une femme, mais d’un professeur. Ce n’est peut-être qu’un petit garçon, se dit Peggy, mais moi je suis une femme, j’ai vu l’homme qu’il sera, et c’est après lui que mon cœur soupire. Elle se pressa la main sur la poitrine ; elle en sentit toute la rondeur et la douceur, malgré son incongruité sur un corps qui avait été tout en angles et en échalas mais qui maintenant prenait des courbes, comme un veau qu’on engraisserait pour le retour du fils prodigue.

Elle frissonna à la pensée de ce qui était arrivé au veau gras ; une fois de plus elle toucha la coiffe et regarda.

Dans la lointaine ville de Vigor Church, le jeune Alvin prenait ce matin-là son dernier petit déjeuner avec sa mère. Le bagage qu’il devait emmener pour son voyage jusqu’à Hatrack River était posé par terre près de la table. Des larmes coulaient sans retenue sur les joues maternelles. Le jeune garçon aimait sa mère, mais pas une seconde il ne regrettait de partir. Son foyer était un lieu sinistre désormais, souillé par trop de sang innocent pour qu’il ait envie de rester. Il était pressé de s’en aller, de commencer son apprentissage chez le forgeron de Hatrack River et de trouver la fille, la torche qui lui avait sauvé la vie à la naissance. Il était incapable d’avaler une bouchée de plus. Il s’écarta de la table, se leva, embrassa sa maman…

Peggy lâcha la coiffe et rabattit le couvercle de la boîte aussi vite et aussi hermétiquement que si elle avait voulu attraper une mouche à l’intérieur.

Il vient pour me trouver. Pour qu’on mène une existence malheureuse ensemble. Vas-y, pleure, Fidelity Miller, mais pas parce que ton fils s’en va dans l’Est. Pleure pour moi, la femme dont il va gâcher la vie. Verse tes larmes pour une femme de plus qui va souffrir dans son coin.

Peggy frissonna encore, chassa l’humeur sombre où la plongeait la grisaille de l’aube et s’habilla à la hâte, en baissant la tête pour éviter de se cogner aux basses traverses inclinées du toit du grenier. Au fil des ans elle avait appris comment écarter toute pensée d’Alvin Miller junior de son esprit, assez longtemps pour tenir son rôle de fille dans l’auberge de ses parents et de torche au service des habitants de la contrée. Elle pouvait passer des heures en oubliant le jeune garçon quand elle faisait attention. C’était plus difficile à présent, sachant qu’il allait ce matin même poser le pied sur la route qui le conduirait vers elle, mais elle s’imposa de ne pas songer à lui.

Peggy ouvrit le rideau de la fenêtre orientée au sud et s’assit devant, accoudée sur le rebord. Elle contempla la forêt qui s’étendait toujours de l’auberge jusqu’à l’Hio, le long de la rivière Hatrack, seulement entrecoupée ici et là de quelques fermes d’élevage de cochons. Bien entendu, elle ne voyait pas l’Hio, pas à tant de milles de distance, même par ce temps clair et frais de printemps. Mais ce que ses yeux naturels ne distinguaient pas, la torche qui brûlait en elle le découvrait sans mal. Pour voir l’Hio, il lui suffisait de chercher une flamme de vie éloignée, puis de se glisser à l’intérieur et de regarder par les yeux de son propriétaire aussi facilement qu’elle regardait par les siens. Une fois là, au cœur d’une flamme de vie, elle voyait également d’autres choses, pas uniquement ce que la personne voyait, mais ce qu’elle pensait, sentait et désirait. Et davantage encore : elle apercevait, tremblotants dans les parties les plus ardentes de la flamme, souvent couverts par le bruit des pensées et désirs immédiats, les chemins qui s’ouvraient devant son hôte, les choix qui s’offraient et l’existence qu’il connaîtrait s’il optait pour une route plutôt qu’une autre dans les heures et les jours à venir.

Peggy découvrait tant de choses dans les flammes des autres qu’elle ne savait presque rien de la sienne.

Elle se considérait parfois comme la vigie solitaire tout en haut du mât d’un navire. Elle n’avait pourtant jamais vu de bateau de sa vie, en dehors des radeaux de l’Hio et une fois d’un chaland sur le canal d’Irrakwa. Mais elle lisait des livres, tout ceux que le docteur Whitley Physicker lui ramenait de ses visites à Dekane. Elle était donc au courant pour la vigie sur le mât. Accrochée au gréement, les bras à demi entortillés dans les cordages pour éviter de tomber en cas d’un brusque roulis ou tangage du navire, ou d’un coup de vent imprévu ; bleue de froid en hiver, rouge brique en été ; et rien d’autre à faire tout au long de la journée, tout au long des heures interminables de sa veille, que de contempler le vide azuré de l’océan. S’il s’agissait d’un bateau pirate, la vigie guettait les voiles des proies. S’il s’agissait d’un baleinier, elle guettait les souffles et les bonds de l’animal. En général, elle guettait simplement la terre, les hauts-fonds, les barres invisibles ; elle guettait les pirates ou quelque ennemi juré de son pays.

La plupart du temps elle n’apercevait jamais rien, rien de rien, que des vagues, des oiseaux de mer plongeant dans les flots et des nuages duveteux.

Je suis une vigie sur un perchoir, se dit Peggy. Envoyée dans la mâture à peu près seize ans plus tôt, le jour où je suis née, je n’en ai pas bougé depuis, on ne m’a pas une seule fois laissée redescendre, pas une seule fois permis de me reposer dans l’étroit réduit des couchettes du pont inférieur, pas une seule fois donné la possibilité de seulement fermer une écoutille au-dessus de ma tête ou une porte dans mon dos.

Toujours, toujours aux aguets, à regarder au loin, à regarder auprès. Et comme ce ne sont pas mes yeux naturels qui voient, je ne peux pas les fermer, même quand je dors.

Aucun moyen d’y échapper. Depuis le grenier où elle était assise, elle voyait sans y penser :

Maman, qu’on appelle la vieille Peg Guester, ou la Peg, de son vrai nom Margaret, qui prépare à manger dans la cuisine pour la tralée de clients attendus au dîner. Elle ne possède d’ailleurs pas de talent particulier dans ce domaine, alors elle trouve ça dur, contrairement à Gertie Smith, capable sur cent jours de donner cent goûts différents à du porc salé. Son talent, à Peg Guester, concerne les affaires de femmes, elle sait mettre les enfants au monde et jeter des charmes, mais une bonne auberge, c’est d’abord de la bonne cuisine, et depuis que grandpapa n’est plus là c’est elle qui s’en charge, de la cuisine, alors elle ne pense à rien d’autre et supporte difficilement qu’on l’interrompe, surtout sa fille qui erre dans la maison comme une âme en peine, qui ne desserre quasiment pas les dents, une gamine vraiment désagréable, un laideron, elle si gentille et si prometteuse étant petite, dans la vie tout finit par tourner au vinaigre…

Oh, vous parlez d’un bonheur, d’apprendre qu’on ne plaît guère à sa propre mère ! Pourtant Peggy connaissait aussi son profond dévouement. Mais savoir qu’un peu d’amour habite le cœur d’une maman n’atténue qu’à peine la douleur de savoir qu’elle vous a aussi en grippe.

Et papa, de son nom Horace Guester, tenancier de l’Auberge de la Rivière Hatrack. Un joyeux luron, papa ; en ce moment même, dans la cour, il raconte des histoires à un client, lequel a du mal à quitter l’auberge. Comme s’ils avaient toujours autre chose encore à se dire, et tenez, ce client, un avocat en tournée, de Cleveland, au nord, il se figure qu’Horace Guester est le meilleur, le plus honnête citoyen de sa connaissance, que si les gens avaient tous autant de cœur que cet homme-là, il n’y aurait plus de crimes et plus de causes à défendre dans la région amont de l’Hio. Tout le monde pensait de même. Tout le monde aimait le vieil Horace Guester.

Mais sa fille, la torche Peggy, elle voyait dans sa flamme de vie et savait ce que lui en pensait. Devant ces gens qui lui souriaient, il se disait : « S’ils apprenaient ce que je suis réellement, ils cracheraient sur la route, à mes pieds, puis ils s’en iraient oublier qu’ils ont connu mon visage et mon nom. »

Depuis sa chambre mansardée, Peggy voyait luire toutes les flammes de vie, toutes celles du village. Surtout les flammes de ses parents, parce qu’elle les connaissait mieux que les autres ; puis celles des clients qui logeaient à l’auberge ; enfin celles des habitants de Hatrack.

Conciliant Smith, son épouse Gertie et leur trois morveux de gamins qui n’avaient que des bêtises en tête quand ils ne vomissaient pas ou ne faisaient pas pipi… Peggy sentait le plaisir de Conciliant à travailler le métal, son dégoût pour ses propres enfants, sa désillusion devant le spectacle de sa femme, autrefois d’une beauté éblouissante et inaccessible, transformée en une sorcière aux cheveux filandreux qui braillait d’abord sur les drôles puis venait brailler de même sur lui.

Pauley Wiseman, le shérif, qui adorait inspirer la crainte chez les autres ; Whitley Physicker, en colère contre lui-même parce que la moitié du temps sa médecine n’avait aucun effet, que toutes les semaines la mort frappait et qu’il n’y pouvait rien. Anciens et nouveaux habitants, fermiers et gens de métier, Peggy voyait par leurs yeux et dans leurs âmes. Elle voyait les lits conjugaux toujours froids la nuit et les adultères secrètement enfouis dans des cœurs coupables. Elle voyait le vol chez des employés, des amis, des serviteurs de confiance, et le fond d’honorabilité chez beaucoup de ceux qu’on méprisait et qu’on rejetait.

Elle voyait tout et ne disait rien. Elle gardait bouche cousue. Ne parlait à personne. Parce qu’elle ne voulait pas mentir. Elle avait promis des années plus tôt qu’elle ne mentirait jamais et elle tenait parole en observant le silence.

Les autres n’avaient pas ce problème. Eux pouvaient parler et dire la vérité. Mais pas Peggy. Elle connaissait trop bien tous ces gens. Elle connaissait leurs peurs, leurs désirs, leurs fautes – ils la tueraient, ou se tueraient, s’ils se doutaient un jour qu’elle était au courant de ce qu’ils avaient fait. Même ceux qui n’avaient jamais commis de mauvaises actions auraient honte à l’idée qu’elle connaissait leurs rêves secrets ou leur folie cachée. Elle ne pouvait donc pas parler franchement à ces gens, elle se trahirait, peut-être pas forcément par un mot mais par une façon de détourner la tête, d’éviter un sujet de discussion ; ils devineraient alors qu’elle savait, ou ils auraient peur qu’elle sache, ou peur tout court. Seulement peur, sans même pouvoir affirmer de quoi, et ça les détruirait, certains d’entre eux, les plus fragiles.

Elle était une perpétuelle vigie, seule en haut du mât, accrochée aux cordages, qui voyait plus de choses qu’elle ne l’aurait souhaité et n’avait jamais même une minute à elle.

Quand il ne s’agissait pas d’une naissance pour laquelle il lui fallait aller vérifier comment le bébé se présentait, alors c’étaient des gens qui avaient des ennuis quelque part et qu’on devait secourir. Dormir ne lui servait pas à grand-chose non plus. Elle ne dormait jamais tout à fait. Une partie d’elle-même restait toujours à l’état de veille et voyait brûler, étinceler les flammes de vie.

Comme maintenant. En ce moment même, alors qu’elle regardait vers la forêt, elle en distinguait une. Une flamme qui brûlait tout au loin.

Elle s’en rapprocha aussitôt, pas physiquement, bien entendu, son corps ne quitta pas le grenier, mais en tant que torche elle savait comment observer de tout près des flammes de vie éloignées.

C’était une jeune femme. Non, une jeune fille, encore plus jeune qu’elle. Son esprit avait quelque chose de particulier, et Peggy sut tout de suite que sa langue maternelle était étrangère, même si elle parlait et pensait maintenant en anglais. Ses pensées s’en trouvaient toutes bizarres et tarabiscotées. Mais certains sentiments s’impriment dans le cerveau plus profondément que les mots ; la petite Peggy n’avait pas besoin d’aide pour découvrir la présence d’un bébé dans les bras de la fille, son attitude face à la rivière parce qu’elle sait qu’elle va mourir, l’horreur qui l’attend si elle retourne à la plantation et ce qu’elle a fait la veille au soir pour s’échapper.

 

*

 

Voyez le soleil là-bas, à trois doigts au-dessus de la forêt. Cette esclave marronne et son bébé, son petit bâtard à demi blanc, voyez-les sur la berge de l’Hio, en partie dissimulés par les arbres et les buissons, qui regardent les hommes blancs sur leurs radeaux descendre la rivière à la perche. Elle a peur, les chiens ne peuvent pas les retrouver, elle sait ça, mais très bientôt ils vont amener le pisteur de marronneurs, très mauvais pour elle, et comment traverser cette rivière avec le bébé ?

Elle a une pensée horrible : je laisse le bébé, je le cache dans cette souche pourrie, je nage, je vole un bateau et je reviens. Ça marchera, dame oui.

Mais elle sent aussitôt, cette fille noire à qui personne n’a jamais appris le rôle de mère, qu’une bonne maman n’abandonne pas son bébé quand il tète encore autant de fois que les deux mains par jour. Elle murmure : « Une bonne maman laisse pas un ’tit bébé pour qu’le renard, la fouine ou l’blaireau, ils s’en viennent grignoter et tuer li. Dame non, pas moi. »

Elle s’assied donc, son bébé serré contre elle, et regarde couler la rivière ; ça pourrait tout aussi bien être le bord de la mer, puisqu’elle ne traversera jamais.

Des Blancs l’aideront, peut-être ? Ici, à la frontière de l’Appalachie, ils pendent ceux qui aident une esclave à s’échapper. Mais cette fille marronne a entendu ce qu’on raconte à la plantation ; il existe des Blancs qui disent que personne ne doit appartenir à quelqu’un d’autre. Que la fille noire doit avoir les mêmes droits que la dame blanche et repousser un homme qui n’est pas son vrai mari. Que la fille noire doit garder son bébé, empêcher le patron blanc de promettre de le vendre le jour de son sevrage, de l’envoyer grandir dans une maison d’esclaves du comté de Dryden où il embrassera les pieds des hommes blancs pour un oui, pour un non.

« Oh, il en a d’la chance, ton bébé, a-t-on dit à la jeune esclave. Il va grandir dans une belle demeure de seigneur, dans les Colonies d’la Couronne où ils ont encore un roi… peut-être même qu’un jour il le verra, le roi. »

Elle ne répondait pas mais elle riait à l’intérieur. La belle affaire, de voir un roi ! Son papa en était un, de roi, là-bas en Afrique, et ils l’avaient abattu. Les négriers portugais lui avaient montré, à la fille noire, l’avantage d’être roi : on meurt aussi vite que les autres, on perd du sang rouge tout pareil, on crie de peur et de douleur. Oh, pour ça, c’est bien d’être roi, et c’est bien d’en voir un. Est-ce que les Blancs croient leurs propres mensonges ?

Moi, je ne les crois pas. Je dis que je les crois, mais c’est faux. Je ne les laisserai jamais l’emmener, mon bébé. Il est petit-fils de roi, et je lui répéterai ça tous les jours tant qu’il grandira. Quand il sera le roi, personne ne le battra avec le bâton, ou alors il répondra, et personne ne prendra sa femme pour l’écarteler comme un cochon d’abattoir et planter un bébé à moitié blanc dans son ventre, pendant que lui reste dans sa cabane sans pouvoir rien y faire que pleurer. Dame non, alors.

Alors elle a fait la chose défendue, la chose mauvaise, affreuse, malfaisante. Elle vole deux bougies qu’elle chauffe au feu et qui deviennent toutes molles. Elle les pétrit comme de la pâte à pain, elle ajoute du lait de son téton après la tétée du bébé, elle mélange aussi un peu de sa salive à la cire, ensuite elle la roule, la tourne et la retourne dans la cendre jusqu’à obtenir une figurine à la ressemblance d’une esclave noire. À sa ressemblance.

Puis elle cache sa poupée esclave et s’en va trouver Gros Goupi pour lui demander des plumes du beau merle qu’il vient d’attraper.

« Une esclave noire, elle a pas besoin d’plumes, dit Gros Goupi.

— J’y fais un croque-mitaine pour mon bébé », elle répond.

Gros Goupi rit, il sait qu’elle ment. « Y a pas de croque-mitaines avec des plumes. Première nouvelle. »

La jeune esclave, elle dit : « Mon poupa est roi d’Umbawana. J’connais tous les secrets. »

Gros Goupi, il secoue la tête, il rit, il rit. « Qu’esse t’y connais, hein ? Tu connais même pas parler l’anglais. J’vais te donner toutes les plumes de merle que tu veux, mais quand ton p’tit, il arrêtera de téter, tu viendras m’voir et je t’en ferai un autre, tout noir çui-là. »

Elle déteste Gros Goupi autant que le patron blanc, mais il a des plumes de merle, alors elle dit : « Oui, missié. »

Elle se remplit les deux mains de plumes. Elle rit en elle-même. Elle sera loin et morte avant que Gros Goupi, il mette un bébé dans son ventre.

Elle recouvre la figurine de plumes noires, et ça devient un petit oiseau en forme de jeune fille. Très puissante, cette figurine qui contient son lait et sa salive, qui porte des plumes de merle. Très puissante. Elle suce toute la vie de son corps, mais le bébé, il n’embrassera jamais les pieds d’un patron blanc, le patron blanc ne lui donnera jamais le fouet.

La nuit noire, la lune n’est pas encore levée. La fille se glisse hors de sa cabane. Le bébé tète, il ne fait pas de bruit. Elle l’attache contre sa poitrine, il ne tombera pas. Elle jette la figurine dans le feu. Tout le pouvoir des plumes s’échappe, il brûle, brûle, brûle. Elle sent sa chaleur entrer en elle. Elle déploie ses ailes, larges, si larges, les étend et les agite comme elle l’a vu faire au beau merle. Elle s’élève en l’air, tout là-haut dans la nuit sombre, monte et vole, s’en va très loin vers le nord ; la lune paraît, elle la garde à sa droite pour emporter son bébé dans un pays où les Blancs disent que les filles noires, jamais des esclaves, et le bébé à moitié blanc, jamais esclave non plus.

Arrive le matin, avec le soleil, et elle ne vole plus. Oh, c’est comme mourir, pense-t-elle, comme mourir, de marcher sur le sol. Un oiseau à l’aile brisée… Elle prie que Gros Goupi la retrouve, elle sait ça maintenant. Après avoir volé, marcher rend triste, ça fait mal… comme une esclave avec des chaînes, la terre sous les pieds.

Mais elle marche toute la matinée en portant son bébé, et la voilà au bord de cette grande rivière. Tout près, se dit l’esclave marronne. J’ai volé jusqu’ici, me restait plus qu’à voler par-dessus l’eau. Mais le soleil s’est levé et je suis descendue avant la rivière. Maintenant je ne traverserai jamais, le pisteur me trouvera, il me fouettera au sang, prendra mon bébé, le vendra dans le Sud.

Pas moi. Je vais bien les attraper. Je mourrai d’abord.

Non, je mourrai en deux.

 

*

 

Les autres pouvaient discuter et se demander si l’esclavage était un péché mortel ou une coutume bizarre. Les autres pouvaient se chamailler au sujet de ces fous d’abolitionnistes insupportables, même si l’esclavage était vraiment une mauvaise chose. Les autres pouvaient se pencher sur le sort des Noirs et les plaindre, tout en étant bien contents de les savoir pour la plupart en Afrique, dans les Colonies de la Couronne, au Canada ou n’importe où très loin. Peggy, elle, ne pouvait s’offrir le luxe d’avoir une opinion sur la question. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’aucune flamme de vie n’avait connu de si grande douleur qu’une âme de Noir vivant dans l’ombre fine et sinistre du fouet.

Peggy se pencha à la fenêtre du grenier et appela : « Papa ! »

Il quitta à grands pas le devant de la maison et s’avança jusque sur la route, d’où il pouvait voir la fenêtre en levant la tête. « Tu m’appelles, Peggy ? »

Elle se contenta de le regarder sans rien dire ; il n’avait nul besoin d’autre signal. Il salua et souhaita bon vent au client si vite que le pauvre bougre se retrouva à mi-chemin du village avant de comprendre ce qui lui arrivait. P’pa était déjà rentré et montait l’escalier.

« Une jeune fille avec un bébé, lui dit-elle. Sus l’aut’ rive de l’Hio, elle a peur et veut s’tuer si elle s’fait prendre.

— Loin, sus c’te rive ?

— Un peu plus bas qu’La Bouche, à ce que j’crois. Papa, j’vais avec toi.

— Ah ça, non.

— Si, papa. Tu la trouveras jamais, ni tout seul, ni avec dix hommes de plus comme toi. Elle a trop peur des hommes blancs, elle a d’bonnes raisons pour ça. »

Papa la regarda, ne sachant que faire. Il ne lui avait jamais permis de venir jusqu’à présent, mais en général c’étaient des hommes noirs qui s’échappaient. Seulement, elle les trouvait d’ordinaire de ce côté-ci de l’Hio, perdus et apeurés, et ça présentait moins de risques. Passer en Appalachie, c’était la prison assurée s’ils se faisaient prendre à aider un Noir à s’enfuir. La prison, voire la corde illico à un arbre. Les abolitionnistes n’étaient pas bien vus au sud de l’Hio, et encore moins ceux qui aidaient les marronneurs mâles, femelles et petits à monter dans le Nord, chez les Français du Canada.

« Trop dangereux de traverser, dit-il.

— Raison de plus, t’as b’soin d’moi. Pour la trouver et pour détecter si quelqu’un d’autre arrive.

— Ta mère, elle m’tuerait si elle apprenait que je t’ai emmenée.

— Alors j’vais partir tout d’suite, par derrière.

— Dis-lui que tu vas voir madame Smith…

— J’y dirai rien, ou alors la vérité, papa.

— Eh ben, j’vais rester icitte et prier l’Seigneur de m’protéger en s’arrangeant pour qu’elle s’aperçoive pas que tu t’en vas. On s’retrouvera à La Bouche au coucher du soleil.

— On peut pas…

— Non, on peut pas y aller plus tôt, dit-il. Impossible de passer avant la nuit. S’ils l’attrapent ou si elle meurt avant ça, alors tant pis, mais on peut pas traverser l’Hio d’jour, jamais d’la vie. »

 

*

 

Des bruits dans la forêt, ça fait peur, très peur à la petite esclave. Les arbres l’agrippent, les chouettes crient fort pour indiquer où elle se cache, la rivière se moque d’elle tout le temps. Elle ne peut pas bouger, elle tomberait dans le noir, ferait mal au bébé. Elle ne peut pas rester, ils la trouveraient tout de suite. Même si elle volait, ça ne les tromperait pas, les pisteurs ; leurs yeux vont loin et ils peuvent la voir à une main de mains de distance.

Un pas, c’est sûr. Oh, Seigneur Dieu Jésus, sauve-moi du démon, là, dans le noir.

Un pas, une respiration, des branches qu’on écarte. Mais pas de lanterne ! Ce qui vient me voit dans le noir ! Oh, Seigneur Dieu Moïse Sauveur Abraham.

« Petite. »

La voix, j’entends la voix, je ne peux pas respirer. Tu l’entends, toi, bébé ? Ou bien je la rêve, la voix ? Une voix de dame, très douce voix de dame. Le diable n’a pas une voix de dame, tout le monde connaît ça, non ?

« Petite, je viens t’faire traverser la rivière et vous aider, toi et ton bébé, à monter dans l’Nord, là où vous serez libres. »

Je ne trouve plus de mots, ni dans la langue des esclaves, ni dans celle d’Umbawana. Quand je me mets des plumes, est-ce que je perds mes mots ?

« On a une bonne grosse barque et deux hommes forts pour ramer. J’connais que tu me comprends, j’connais que tu m’fais confiance et aussi que tu veux venir. Alors approche, petite, prends ma main, tiens, la v’là, t’as pas b’soin de parler, tu lâches pas ma main. Y a quèques hommes blancs, mais c’est mes amis et ils te toucheront pas. Personne te touchera sauf moi, tu peux m’croire, petite, ça tu peux m’croire. »

Elle touche ma peau, sa main toute fraîche et douce comme la voix de la dame. Un ange, la Sainte Vierge Mère de Dieu.

Beaucoup de pas, des pas lourds, et maintenant des lanternes, des lumières et des hommes blancs, grands et vieux, mais la dame, elle tient toujours ma main.

« Elle crève de peur.

— R’gardez-moi ça. La peau lui tient aux os.

— Ça fait combien d’jours qu’elle a pas mangé ? »

Des grosses voix d’hommes comme le patron blanc qui a fait son bébé.

« Elle s’est enfuie seulement hier soir d’sa plantation », dit la dame.

Comment elle sait, la dame ? Elle sait tout. Ève, la maman de tous les bébés. Pas le temps de parler, pas le temps de prier, avancer vite, s’appuyer sur la dame blanche, marcher, marcher, marcher jusqu’au bateau qui attend sur l’eau comme dans un rêve, oh ! là ! le bateau, petit bébé, le bateau nous emporte, traverser le Jourdain, la Terre Promise.

 

*

 

Ils étaient au milieu de la rivière lorsque la jeune Noire se mit à trembler, à pousser des cris, à débiter des mots.

« Fais-la taire, dit Horace Guester.

— Y a personne dans les environs, répondit Peggy. Personne nous entend.

— Qu’esse qu’elle raconte ? » demanda Po Doggly. Il élevait des cochons près de l’embouchure de la Hatrack, et l’espace d’un instant Peggy crut qu’il faisait allusion à elle. Mais non, il s’agissait de la fille noire.

« Elle cause dans sa langue d’Afrique, m’est avis, dit Peggy. Sa façon de s’enfuir, à c’te fille, c’est pas rien.

— Avec un bébé, en plusse, approuva Po.

— Oh, l’bébé, fit Peggy. Faut que je l’prenne.

— Pourquoi donc ? demanda papa.

— Par rapport que vous deux, vous allez porter la mère. D’la rive au chariot, toujours bien. Cette enfant-là, elle est plus capable d’mettre un pied d’vant l’autre. »

Ils abordèrent et firent comme elle avait dit. Le vieux chariot de Po ne valait pas grand-chose question confort – une malheureuse couverture de cheval fatiguée, c’était tout le bien-être qu’il offrait –, mais ils y étendirent la fugitive, et si elle s’en formalisa elle n’en montra rien. Horace leva la lanterne bien haut pour la regarder. « T’as ma foi raison, Peggy.

— De quoi ?

— D’la traiter d’enfant. J’suis prêt à jurer qu’elle a pas treize ans. Prêt à l’jurer. Et avec un bébé. T’es sûre que ce bébé, c’est l’sien ?

— J’en suis sûre », fit Peggy.

Po Doggly gloussa. « Oh, vous connaissez comment ils sont, ces moricauds, de vrais lapins, dès qu’ils le peuvent ils y vont. » Il se rappela alors la présence de Peggy. « ’mande pardon, m’dame. On n’a jamais de dame avec nous d’accoutumé, c’est l’premier soir.

— C’est à elle qu’il faut demander pardon, dit Peggy avec froideur. L’bébé est un croisé. L’propriétaire de c’te jeune fille a conçu l’petit sans sa permission. M’est avis que vous m’comprenez.

— T’as pas à causer d’ces choses-là », fit Horace Guester. Il était en colère, pour sûr. « Déjà dommage que tu participes à not’ affaire, en plusse tu connais toutes sortes de choses sus c’te pauvre drôlesse, c’est pas bien d’raconter ses secrets comme ça. »

Peggy se tut et n’ouvrit plus la bouche durant tout le trajet de retour. C’était pareil à chaque fois qu’elle parlait franchement, voilà pourquoi elle ne le faisait presque jamais. Devant la souffrance de la jeune esclave, elle s’était oubliée et en avait trop dit. Maintenant papa songeait à tout ce que sa fille savait de la fugitive noire au bout de quelques minutes et il s’inquiétait de tout ce qu’elle devait savoir sur lui.

Tu veux connaître ce que je sais, papa ? Je sais pourquoi tu fais ça. Tu n’es pas comme Po Doggly, papa, qui n’aime pas spécialement les Noirs mais a horreur de voir enfermer tout ce qui est sauvage. S’il aide les esclaves à monter au Canada, c’est parce qu’il possède en lui ce besoin de leur rendre la liberté. Mais toi, papa, tu le fais pour racheter ton péché secret. Ton joli petit secret qui t’a souri, le cœur en berne, tu aurais pu dire non, mais tu t’en es bien gardé, tu as dit oui, oh oui ! Ça, c’était pendant que maman m’attendait, tu étais parti à Dekane acheter du ravitaillement, tu y es resté une semaine et tu as dû avoir cette femme dix fois en six jours. Je me souviens de chacune de ces fois-là aussi clairement que toi, je te sens rêver d’elle la nuit. Rouge de honte mais brûlant de désir. Je sais parfaitement ce qu’un homme éprouve quand il a tellement envie d’une femme que la peau le démange et qu’il ne tient pas en place. Toutes ces années tu t’en es voulu de ce que tu as fait, d’autant plus que tu chéris ce souvenir, alors tu payes pour ça. Tu risques la prison ou de finir pendu à un arbre en pâture aux corbeaux, non par amour des Noirs mais dans l’espoir peut-être de faire le bien pour que les enfants de Dieu te libèrent du penchant coupable que tu gardes en secret.

Et voilà la meilleure, papa. Si tu savais que je connais ton secret, probable que t’en mourrais, ça te tuerait sur le coup. Et pourtant, si je pouvais te dire, seulement te dire que je sais, alors je pourrais aussi ajouter autre chose, du genre : « Papa, tu ne vois donc pas que c’est là ton talent ? Toi qui t’en es toujours cru dépourvu, eh bien, tu en as un. Celui de donner aux autres le sentiment qu’on les aime. Ils viennent dans ton auberge et ils se sentent comme chez eux. Alors tu l’as vue, cette femme de Dekane, et elle manquait d’affection, elle avait envie de connaître l’effet que tu fais aux gens, grande envie. Et c’est dur, papa, dur de ne pas aimer quelqu’un qui t’aime aussi fort, qui s’accroche à toi comme des nuages à la lune, qui sait que tu vas poursuivre ta route, que tu ne resteras jamais, mais qui a soif d’amour, papa. J’ai cherché cette femme, cherché sa flamme de vie, partout, et je l’ai trouvée. Je sais où elle vit. Elle n’est plus jeune maintenant, comme tu te la rappelles. Mais elle reste toujours belle, belle comme dans ton souvenir, papa. C’est une brave femme, et tu ne l’as pas fait souffrir. Elle se souvient de toi avec tendresse, papa. Elle sait que Dieu vous a pardonné à tous deux. C’est toi qui ne veux pas pardonner, papa.

Quelle tristesse, songea Peggy, de rentrer chez soi dans ce chariot. Papa accomplit une action qui lui vaudrait de passer pour un héros aux yeux de n’importe quelle autre fille. Pour un grand homme. Mais parce que je suis une torche, je connais la vérité. Il n’opère pas une sortie comme Hector devant les portes de Troie, prêt à risquer la mort pour sauver d’autres gens. Il fait ça en catimini comme un chien battu, parce qu’en lui-même il est un chien battu. Il sort en courant pour échapper à un péché que le Seigneur lui aurait pardonné depuis longtemps s’il lui avait rendu la chose possible.

Bientôt, Peggy cessa de se dire que c’était triste pour son père. C’était triste pour à peu près tout le monde, non ? Mais la plupart des gens tristes persistaient dans leur tristesse, ils se cramponnaient à leur malheur comme au dernier baril d’eau en période de sécheresse. Peggy ne faisait pas exception, qui attendait Alvin tout en sachant qu’il ne lui apporterait aucune joie.

Cette fille, là, à l’arrière du chariot, elle était différente. Promise au terrible malheur de perdre son bébé, elle n’avait pas attendu les bras croisés qu’on le lui enlève pour se lamenter ensuite. Elle avait dit non. Tout simplement non, voilà, je ne vous laisserai pas me vendre ce bébé dans le Sud, même à une riche famille. Un esclave de riche reste toujours un esclave, pas vrai ? Et s’il descend dans le Sud, ça veut dire qu’il sera encore plus loin pour s’échapper et gagner le Nord. Peggy suivait les pensées de la fille qui s’agitait et gémissait à l’arrière du chariot.

Encore une chose, pourtant. Cette fille était plus héroïque que papa ou même Po Doggly. Parce qu’elle n’avait pas trouvé d’autre solution pour s’enfuir que de recourir à une sorcellerie puissante dont Peggy n’avait jamais entendu parler. Elle n’avait jamais pensé que les Noirs s’adonnaient à de telles pratiques. Mais c’était la vérité, elle ne l’avait pas rêvé. La fille noire avait volé. Elle avait façonné une poupée de cire, l’avait emplumée et brûlée. Carrément brûlée. Ça lui avait permis de voler loin, un vol long et pénible jusqu’à ce que le soleil se lève, assez loin pour que Peggy l’aperçoive et qu’on lui fasse traverser l’Hio. Mais la fugitive le payait cher.

Lorsqu’ils rentrèrent à l’auberge, maman se mit en colère, Peggy ne l’avait jamais vue aussi furieuse. « Tu mériterais l’fouet pour un crime pareil, emmener ta fille de seize ans en pleine nuit pour mal faire. »

Mais papa ne répondit pas. Il n’en eut pas besoin une fois qu’il eut porté la jeune esclave à l’intérieur pour l’allonger par terre devant le feu.

« C’est pas possible, elle a rien mangé depuis des jours ! Des semaines ! s’écria maman. Et elle a l’front qui m’brûle la main rien que d’y toucher. Va m’quérir une casserole d’eau, Horace, pour y tamponner l’front, pendant que j’réchauffe du bouillon, elle va en boire un peu…

— Non, maman, fit Peggy. Vaut mieux trouver du lait pour l’bébé.

— Il va pas mourir, le bébé, alors que c’te drôlesse si, c’est pas toi qui vas m’apprendre c’que j’dois faire, j’connais comment guérir ces choses-là, tout d’même…

— Non, maman, dit Peggy. Elle a fait d’la sorcellerie avec une poupée de cire. C’est d’la sorcellerie de Noirs, mais elle savait comment s’y prendre et elle avait l’pouvoir, c’est la fille d’un roi d’Afrique. Elle savait aussi ce que ça allait lui coûter, et asteure faut qu’elle paye.

— Tu veux m’dire que c’te gamine, elle va mourir ? demanda maman.

— Elle a fabriqué une poupée comme elle, maman, et elle l’a mise dans l’feu. Ça lui a donné des ailes pour voler toute une nuit. Mais au prix du reste de sa vie. »

Papa avait l’air effondré. « Peggy, tu bêtises. Quel avantage pour elle de fuir l’esclavage, si c’est pour mourir ? Pourquoi pas s’tuer là-bas et s’épargner tout ce tracas ? »

Peggy n’eut pas besoin de répondre. Le bébé qu’elle tenait dans ses bras se mit alors à pleurer, il n’y avait rien d’autre à ajouter.

« Je m’en vais quérir du lait, dit papa. Christian Larsson aura bien un canon à m’céder, même à c’t’heure de la nuit. »

Mais maman le retint. « Regardes-y à deux fois, Horace, dit-elle. Il est pas loin de minuit asteure. Tu vas y dire que t’as b’soin d’lait pour quoi faire ? »

Horace soupira et rit de sa propre sottise. « Pour donner au p’tit moricaud d’une marronneuse. » Mais il devint alors tout rouge et s’emporta. « Elle en a d’bonnes, c’te fille ! dit-il. Elle est venue jusqu’icitte en connaissant qu’elle allait mourir, et asteure qu’esse qu’elle se figure qu’on va en faire, nous autres, de ce p’tit moricaud ? On peut quand même pas l’emmener au nord, l’déposer de l’aut’ côté d’la frontière et le laisser brailler jusqu’à tant qu’un Français s’en vienne le prendre !

— Elle s’est dit qu’il vaut mieux mourir libre que vivre en esclave, m’est avis, fit Peggy. Elle devait connaître que la vie qu’son bébé trouverait chez nous autres serait toujours meilleure que celle de là-bas, m’est avis. »

La jeune fille étendue devant le feu respirait doucement, les yeux clos.

« Elle dort, c’est ça ? demanda maman.

— Elle est pas encore morte, dit Peggy, mais elle nous entend pas.

— Alors j’te l’dis tout net, c’est une vilaine affaire qu’on a sus les bras. Faut pas que l’monde connaisse que tu fais passer des marronneurs par chez nous autres. La nouvelle se répandrait si vite qu’on aurait betôt deux douzaines de pisteux à camper icitte à longueur d’année, et y en a sûrement un qui finirait par te tirer d’sus de derrière un fourré.

— Personne connaîtra ça, dit papa.

— Qu’esse tu vas faire, dire que t’es tombé par adon sus son cadavre dans les bois ? »

Peggy avait envie de leur crier : « Elle n’est pas encore morte, alors faites attention à ce que vous dites ! » Mais la vérité, c’est qu’il fallait trouver une solution, et rapidement. Et si l’un des clients se réveillait pendant la nuit, qu’il descendait ? C’est du coup qu’il n’y aurait plus de secret à garder.

« Elle va mourir quand ? demanda papa. Au matin ?

— Elle sera morte avant le lever du soleil, papa. »

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